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Oyakodon Baka
20 mai 2008

L'entrée des artistes

Je passe rapidement devant l’entrée principale. Quelques personnes s’y trouvent déjà, certaines semblent guetter l’arrivée d’un fournisseur impromptu de billets.

Je contourne le bâtiment et après une vingtaine de mètres, entre par une petite porte vitrée. Le vigile, derrière ses écrans de contrôle, me dévisage une seconde puis voyant ma boîte allongée en bandoulière, me salue en souriant. Je passe la porte derrière lui et descend les escaliers sur plusieurs étages. A chaque palier se trouve le poster en noir et blanc d’un artiste qui s’est un jour produit dans cette salle. J’ai l’impression qu’ils me souhaitent bonne chance, ou me mettent la pression, ou les deux.
J’arrive au dernier sous-sol et suis une pancarte indiquant la direction « Coulisses – loges communes – loges privées », j’emprunte alors un long couloir aux murs blanc, faiblement éclairé. Sur les côtés se succèdent des pièces sans porte contenant du matériel d’éclairage ou des gradins.
Au fur et à mesure que j’avance, je croise des techniciens affairés à dérouler des câbles, à s’échanger des directives, ou se rendant dans d’autres pièces dont l’existence m’échappe.

Le couloir s’élargit et je me trouve à présent derrière les imposantes doubles portes, fermées évidemment, qui mènent à la scène. Entre chacune d’elles se trouve un miroir de deux mètres de haut ainsi qu’un moniteur où on peut voir la scène ainsi que les premiers rangs.

Je continue d’avancer dans le couloir, et arrive finalement à la loge commune. Une salle gigantesque remplie de piliers, de miroirs, de tables, de chaises, d’étagères, avec un cabinet de toilette très spacieux et pour cause, c’est là que chacun se rend au moins une fois avant que le concert ne commence. Dans la loge commune règne un brouhaha de voix parlées et chantées et d’instruments à cordes, vent ou cuivres, le tout dans la plus parfaite cacophonie.

Je retrouve C., un de mes plus anciens camarades. Nous nous sommes rencontrés à l’époque du lycée et avons presque toujours pu nous retrouver ensemble dans les diverses formations auxquelles nous avons appartenu. Malgré nos instruments différents, nous avons comme un « lien musical ». Cela dit il est toujours aussi angoissé le jour d’un concert. Il n’a pas de solo ce soir, pourtant. C’est moi qui devrais trembler de tous mes membres ! Mais avant de venir j’ai pris soin de faire une relecture complète du programme, ce que personne ne conseille de faire vu la fatigue que ça peut engendrer, mais psychologiquement ça m’aide à me sentir détendu, comme un rituel. Comme ça si je me plante, je n’aurai rien à regretter !
Je donne un la à C., c’est toujours appréciable de ne pas devoir s’accorder sur scène, au risque de prendre plus de temps que les autres et de se faire ainsi remarquer.

N. se trouve avec quelques autres dans la salle d’enregistrement, qui contrairement à la loge commune, jouit d’une ambiance feutrée de par sa taille réduite et ses murs capitonnés. N. m’avoue, un peu honteuse, qu’elle n’a pas changé ses cordes depuis plusieurs années, et que bizarrement plus le temps passe, plus elle redoute de les changer. Je ne sais pas comment je ferais à sa place, mes cordes ont beau n’avoir que 6 mois, je ne peux pas m’empêcher de redouter le cauchemardesque mais heureusement très improbable « incident »…

En sortant de la salle d’enregistrement, je croise J., le chef d’attaque des seconds violons. Elle aura elle aussi un solo à jouer dans la première partie du concert, et elle me demande si ça va d’un air fébrile. En lisant entre les lignes, je peux voir qu’elle, ça ne va pas du tout. Jouer seul devant une audience écrasante de de 1500 spectateurs, ça a de quoi donner une sacrée trouille.

D. est là, c’est le chef d’orchestre. C’est son nom qui est écrit sur la seule loge privée, ce soir. Je lui demande les derniers détails d’organisation, l’ordre d’entrée des musiciens sur scène, quand s’accorder, combien de fois se lever… Détails que je connais par cœur mais j’aime qu’il me les rappelle, jouant mon jeu avec bienveillance. C’est encore une sorte de rituel.

Je me dirige vers un des miroirs afin d’enfiler et ajuster mon nœud papillon. Ce soir, plusieurs musiciens dont C., ont décrété que ce serait aussi bien de ne pas en mettre, mais ont fini par porter chacun le leur. Mais pour moi, la question ne se pose pas.

F. est ma voisine de pupitre, elle a posé sa partition sur sa boîte à violon ouverte, et est en train de répéter un passage ardu d’un morceau que nous jouons en formation réduite, où les éventuelles fausses notes sont donc d’autant plus audibles. Elle ne cesse de s’excuser des fausses notes qu’elle a fait ou « fera ». Mais sous cet air de ne pas y toucher, elle touche vraiment. Je me dis qu’elle a de l’avenir, alors que l’année dernière je me moquais gentiment d’elle avec M. C’est fou comme quelqu’un peut changer en un an.

Je pense justement à M., une de mes meilleures amies que j’ai rencontrée dans un orchestre il y a un peu moins de 15 ans. Ce que je vis ce soir, elle le vit presque quotidiennement, c’est sa vie. Ça fait longtemps qu’elle a pris son envol et qu’elle ne joue que rarement avec moi, mais elle n’a pas la grosse tête et c’est toujours un plaisir pour moi de profiter de sa compagnie, de son expérience.

B. la percussionniste, a toujours le mot pour rire. Elle me demande comment ça va en enlevant une poussière sur ma veste noire. Le régisseur,  reconnaissable grâce à son micro-oreillette, arrive. Il annonce à D. qu’on entre en scène dans 5 minutes. Tout le monde quitte alors la loge commune et emprunte le couloir pour se rendre devant les imposantes doubles portes que j’avais croisées tout à l’heure.
Sur le moniteur, la scène vide pleine de pupitres et de chaises nous attend, et la salle est remplie. D. appelle les retardataires et les instruments par ordre d’entrée. Le brouhaha se trouve à présent devant les doubles portes, à un volume réduit vu la proximité de la scène – ces doubles portes sont si lourdes qu’elles sont certainement insonorisées, cela dit – et l’anxiété croissante de chacun.
L’orchestre entre. Alors que les portes s’ouvrent et que les applaudissement commencent, F. m’adresse un clin d’œil signifiant « à tout de suite », C. entre en regardant ses pieds, N. cherche déjà une tête connue dans le public, J. discute en riant nerveusement.

Les portes se referment. Le brouhaha a disparu.
Mes camarades à présent visibles sur le moniteur, s’installent. Les applaudissements cessent peu à peu.
Je reste derrière les portes, seul avec le régisseur et D. Je jette un dernier coup d’œil à mon reflet dans le miroir de 2 mètres de haut. Tout va bien en apparence. Mon cœur bat à 100 à l’heure, ou plutôt à la minute. Le régisseur me demande si je suis prêt. J’acquiesce, il ouvre alors la double porte centrale, d’où s’échappe un peu de la lumière de la scène. Je serre un peu plus fort le manche de mon instrument et franchis la porte.

Je suis d’abord un peu aveuglé par la luminosité des projecteurs de la scène, contrastant avec la pénombre des coulisses où nous étions restés plusieurs longues minutes après notre séjour dans la loge commune. Je m’avance vers l’orchestre, je contourne les contrebasses, les violoncelles, alors que les applaudissements reprennent.
Je m’arrête alors que je suis devant l’estrade du chef, je me tourne vers le public toujours en train d’applaudir. Je lève la tête. Mon champ de vision est entièrement occupé par l’audience, j’en ai le vertige bien que je sois en contrebas, comme écrasé. Je souris et salue respectueusement, pendant une seconde, peut-être deux.
Puis je rejoins l’orchestre et donne à chacun un la qu’ils ont déjà entendu en coulisse. J’apporte une attention particulière à C., en proie au trac comme d’habitude. Je lui donne un la rien qu’à lui. Il faut dire que nous avons un rituel, encore un, que ce soit en répétition ou en concert : je joue mon la, il joue le sien, je réponds, à mi-voix bien entendu : « parfait, comme toujours. Quel talent. »

Je rejoins ma place au premier pupitre. Les derniers accords se taisent, de même que l’orchestre et le public. Un silence impressionnant, prélude à la musique, comme pour respecter un soupir imaginaire de la partition. Mais c’est l’arrivée du chef qui vient troubler le silence, alors que les applaudissements reprennent. D. arrive, nous nous levons tous de notre chaise, moi le premier.
Il salue le public plus longuement. J’ai l’impression d’avoir fait beaucoup de concerts dans ma vie, mais l’expérience de D. est sans commune mesure avec la mienne. Je l’admire profondément.
Il me serre la main solennellement, tout le monde se rassoit. Les applaudissements cessent pour de bon.
Il lève sa baguette, balaie l’orchestre du regard avec une expression feignant la sévérité, un sourire en coin, pour nous détendre avant toute chose. A moins d'un miroir derrière l'orchestre, le public n'a pas idée de l'expression du visage de D., ce qui lui permet de communiquer avec nous de façon intime et privilégiée. En silence, nous nous mettons en position, préparons notre première note.
Je l’admire profondément, et je vais jouer là, devant 1500 personnes, sous sa direction, pendant une heure trente. C’est peut-être nerveux parce que je suis mort de trac, mais je réprime une larme de joie.

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Commentaires
S
j'ai beaucoup aimé ce post...je crois que je l'aurais encore plus aimé si les personnages (tes compagnons) avaient des vrais noms, au lieu de leurs initiales..c'est la seule chose qui m'a un peu repoussé, et empêché d'être vraiment dans l'histoire...<br /> mis à part ça, merci de nous faire partager ces moments..j'ai travaillé dans un festival de musique classique, et je me suis toujours demandé ce que pouvais ressentir ces musiciens, que je voyais discuter (ou non).
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